Mère de famille pendant un quart de siècle, comment ne pas vibrer intensément lorsque se déroule sous mes yeux la vie de celles que j’aurais pu être !
Certes, culturellement, les différences sont énormes : ces vêtements qui recouvrent le corps et ce foulard qui parait si chaud sous ce soleil encore implacable d’octobre, cette société si tranchée, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, leurs vies entièrement consacrées à leur famille et ces enfants si nombreux,... bien des détails nous séparent, bien des aspects de leur existence me rebutent.
– Mais, il y a les enfants et cette aventure fantastique qu’ils représentent !
– Et toutes les étapes se déroulent dans ma tête.
– Attendre son petit,... 9 mois d’impatience, de joie et d’angoisse, d’incertitudes aussi. Les incursions militaires dans les villages, les bombes lacrymogènes autour des maisons, à l’intérieur des habitations parfois, le stress ... combien sont-elles à avoir avorté ?
– Puis, vient l’accouchement, tant de fois imaginé et source de tant de peurs, d’appréhension mais aussi de joie lorsque le cri annonce cette petite vie, pleine de vigueur et d’espérance. En 4 ans d’Intifada, soixante et une femmes palestiniennes ont accouché aux « check points ». Trente six nouveaux nés l’ont payé de leur vie !
– Et ces premières années qui demandent tant de soins et d’énergie mais
qui apportent tant de bonheur ! Les gazouillis, les premiers pas, les premiers mots, tout est source de plaisir quand le monde extérieur vous laisse un espace personnel et familial suffisant pour profiter de ce qui va passer si vite. Survivre dans un pays en guerre, attendre des heures pour passer le contrôle militaire, craindre pour les hommes de la famille qui risquent les arrestations, les violences et les humiliations et qui, aussi, réagissent à la perte de leur place dans cette société très hiérarchisée, ne pouvant plus, souvent, assurer leur rôle dans la survie de la cellule familiale...
– Ensuite, viennent les années d’école. L’enfant, peu à peu, va s’intégrer à son milieu ! Combien de fois n’ai-je pas observé ces petits garçons. Quelle identification pour ces petits mâles ? Vont-ils pouvoir échapper à la spirale de la violence ? Un soir, hébergée par une famille, je proposais des photos aux 3 garçons de 7 à 10 ans qui acceptaient avec joie. Mais ils me faisaient signe d’attendre... C’est en dépliant, devant eux, l’effigie d’un homme armé d’un mitraillette qu’ils voulurent être photographiés.
Et ces enfants, parfois très jeunes, qui suivent une manifestation non violente de protestation contre le Mur... Ils seront prompts à lancer une pierre si un adulte ne vient pas y mettre de l’ordre. Il y a aussi tous ces jeunes que j’ai vus dans les camps de réfugiés grandir entourés des affiches de ceux qui ont fait le choix de la violence et de la mort pour revendiquer leurs Droits.
– Pour les petites filles, cela peut être un tout petit peu plus simple mais seront-elles comme ces femmes de prisonniers que j’ai vues marcher vers la prison de Salem pour soutenir tous ces hommes, derrière les barreaux, dans cette guerre inégale.
– Et puis, je me souviens de ces vacances qu’on organise avec plaisir, ces inscriptions pour quelques jours de neige en hiver, ces excursions de week end où la famille se retrouve et oublie les soucis de la semaine. La mer est toute proche ici, 50 Km et vous êtes sur les plages de sable fin de Tel Aviv ou d’ailleurs. Mais ce n’est pas la peine d’en rêver. Elle est plus inaccessible que la lune !
Des « camps d’été » sont parfois organisés pour les enfants, garçons d’un côté, filles de l’autre. Notre voisin, Issa, devenu paraplégique par une balle reçue lors d’une incursion militaire à Hares, était éducateur sportif. Il a réussi à monter un centre de loisirs de 15 jours grâce à des subventions d’une association française. Il a géré la turbulence de 200 garçons de 8 à 12 ans en utilisant les locaux de l’école. Il me raconte une journée où 80 d’entre eux furent emmenés à Qalqilya. La ville n’est qu’à quelques dizaines de kilomètres et, depuis 2 ans maintenant, elle vit entourée du Mur sur ses 4 côtés. Issa voulait que ces enfants voient ce Mur dont ils entendent sans cesse parler. Lorsque les cars les ont déposés sur place, une fois les premières minutes d’étonnement passées, ils se mirent à crier, lancer des cailloux et frapper sur cette barrière qui les dominait de ses 8 mètres de haut !
Viendra ensuite l’âge de tous les dangers : l’adolescence puis l’age adulte. Récemment, nous sommes allées voir une mère dont le fils de 17 ans a été arrêté, un matin, à un contrôle militaire alors qu’il se rendait, comme d’habitude, à Naplouse où il est étudiant. Elle ne comprend pas pourquoi ils l’ont retenu, elle ne lui connaît aucune activité politique. Elle est angoissée, voudrait savoir où il est. Elle reprend sans cesse les questions lancinantes qui taraudent son esprit et qui restent sans réponse.
C’est devant cette femme, digne dans sa douleur immense, que j’ai mesuré encore plus intensément combien être Mère en Palestine représentait d’épreuves sans fin.